Splendeurs natur’ailes n°19 : le grand voyage
« Bonsoir, on m’appelle le Rollier d’Europe. J’ai ouvert les yeux au mois de juin dans la pénombre d’une cavité d’un vieux platane, au bord d’un canal, près de Tarascon… Mes parents m’ont bien nourri avec de gros insectes et je suis devenu grand et fort comme eux mais je n’ai pas encore leurs belles couleurs. Ils m’ont averti des dangers qui m’attendraient lorsque je sortirais à l’air libre. Ils m’ont dit que je devais particulièrement me méfier de certains mammifères, surtout ceux à deux pattes. Pourtant, lorsque je pointais le bec à la fenêtre, il y en avait souvent un, avec une barbe blanche et un drôle d’appareil qui m’observait et qui n’avait pas l’air méchant…
Aujourd’hui, je sais me nourrir tout seul et j’ai acquis mon poids de forme idéal pour un oiseau bleu… Parce que “bleu”, je le suis dans mon plumage, mais aussi dans la vie…Mes parents sont partis vers le sud, il y a déjà quelques jours.Bizarrement, moi aussi je ressens comme une force intérieure irrépressible qui me pousse de plus en plus à m’envoler dans la même direction.
Depuis que les jours ont commencé à raccourcir, que le mercure a baissé et que Mercure, le dieu du voyage, me pousse à partir, je me sens complètement “à l’ouest”.
Je me retrouve aujourd’hui au bord de cette immense étendue d’eau que les humains appellent une mer.
Dans les marais côtiers, j’ai vu un tas d’autres oiseaux se nourrir frénétiquement pour se reconstituer rapidement, eux aussi, des réserves de graisse en guise de carburant.
On m’a dit que c’était un grand rassemblement de Barges à queue noire qui faisaient une étape en Camargue.
Il y en a partout… Un vrai monde de “barges” !
Il y a même des drôles de bêtes avec de longs becs qui sont arrivées du nord et qui veulent passer l’hiver ici. Ce sont, parait-il, des Bécassines des marais… Je pense qu’elles sont un peu “bécasses” de vouloir rester là tout l’hiver, à l’abri ni des coups de froid, ni des coups de feu…
Dans la roselière, il y a des petits lutins rigolos avec leurs moustaches qui montent et descendent le long des tiges verticales. Ils sont condamnés à passer l’hiver ici parce que leurs ailes sont bien trop courtes pour pouvoir affronter un long voyage.
Ce n’est pas le cas pour ce petit oiseau venu du nord qui sort en sautillant des roseaux en arborant fièrement une belle tache bleue et rousse sur la gorge. J’apprendrai plus tard qu’il répond au joli nom de Gorgebleue à miroir…
En bas, je reconnais le vieux bipède barbu qui venait me voir au printemps, avec toujours le même appareil en bandoulière.
Il fait encore très beau et pourtant je ne peux résister à cette pulsion terrible qui me pousse vers le sud-est.
J’apprendrai plus tard qu’on appelle cela l’instinct de la migration.
Un autre oiseau bleu passe et, sans la moindre hésitation, s’élance au dessus des flots en contournant le phare de l’Espiguette.
Encouragé par sa présence, je prends mon courage à deux ailes et m’élance pour le rejoindre.
Au dessus de l’eau il y a des gros bateaux qui traînent des filets avec des nuées de gros volatiles blancs, aux longues ailes, qui les escortent.
Il y a même des oiseaux, encore plus gros, qui plongent comme des missiles, dans leurs sillages, dans une pagaille invraisemblable…
Un vrai monde de “fous” !
Mon compagnon de voyage me glisse qu’il ne faut pas rêvasser, le voyage va être long et périlleux.
On va devoir survoler des mers, des déserts et des montagnes, affronter des vents contraires et déjouer les pièges tendus par les prédateurs pour atteindre la terre promise, là où il fait toujours beau, mais qui est encore très loin.
Sans la moindre feuille de route, le cerveau de notre espèce est programmé pour aller jusque Afrique australe, là où un nouvel été et de beaux insectes nous attendent.
Il y aurait même d’autres espèces de rolliers, mais encore plus beaux que nous…
J’en profiterai pour revêtir une livrée plus colorée avant de revenir sur les bords du canal qui m’a vu naître, vers la fin avril. Je me lancerai dans des acrobaties aériennes qui séduiront peut-être une partenaire et nous fonderons alors une famille…
Je jette un dernier coup d’œil vers les dunes que l’on vient de quitter et j’aperçois la minuscule silhouette du vieil homme à la barbe blanche…
Ah oui, j’avais oublié de vous dire qu’à force de le voir, je le considère un peu comme un membre de ma famille .
Il m’a fait promettre, si on atteignait la terre promise dans quelques semaines, de lui écrire avec ma plus belle plume bleue… outremer, bien sûr ! ”
Les pélagiques : Puffin de Méditerranée marchant sur la crête des vagues.
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